Utilisation de l'outil informatique au service de l'analyse interprétative
La dialogique parlé/chanté

Le deuxième mouvement de subversion des frontières entre le chanté et le parlé s'exprime par le renforcement de la musicalité de la parole et la création d'un véritable parlé musicalisé. Certains interprètes cultivent ce mode d'énonciation de manière ponctuelle — Serge Gainsbourg (Variations sur Marilou [1]), Yves Simon (Au Pays des merveilles de Juliette [2]), Claude Nougaro (Paris Mai [3]) — ou beaucoup plus constante, comme Julos Beaucarne, Léo Ferré ou Charlélie Couture.

Léo Ferré développe, au cours de sa carrière, une prédilection de plus en plus marquée pour la déclamation musicalisée — même de certaines de ses chansons initialement chantées — en repoussant les bornes assignées au genre. Un des exemples les plus emblématiques est l'interprétation du Chien [4] déclamé, en 1984, sur un motet polyphonique du XVIe siècle (O Voce Omnes, de Tomas Luis de Victoria),  marquant à la fois une volonté de provocation et de sacralisation de la marginalité. L'ensemble de la déclamation du texte se présente sous forme d'un long crescendo à la fois dynamique et intonatif, où l'on passe d'une déclamation basse avec un timbre soufflé à une déclamation haute qui va jusqu'au cri.

Figure 23. Forme d'onde et évolution de l'intonation sur l'ensemble des strophes du Chien, dans l'interprétation de Léo Ferré [5].

L'intonation mouvante se déploie sur un large ambitus de presque deux octaves, de fa#1 à fa3, se distinguant nettement de celui de la parole conversationnelle.

Figure 24

Fréquence fondamentale de la voix, superposée aux lignes des portées de clé de sol et clé de fa ; découpage et alignement des syllabes de l'extrait étudié du Chien de Léo Ferré [6]. Relevé intonatif sur une portée musicale (les hauteurs écrites sont approximatives, les notes sans altération sont bécarre, la note est répétée sur les syllabes suivantes tant qu'aucune nouvelle note n'est écrite).

Figure 25. Longueur en nombre de syllabes des groupes de souffle dans l'extrait étudié du Chien de Léo Ferré.

La confrontation entre la représentation de la fréquence fondamentale de la voix, l'alignement des syllabes, le relevé intonatif sur une portée musicale, ainsi que la représentation des groupes de souffle, autorise l'analyse de la complexité de la rythmisation et du phrasé de la parole. L'hétérogénéité de débit, de métrique, de longueur des groupes de souffle, se cumule à l'emphase expressive, la véhémence, pour développer un véritable lyrisme imprécatoire.

La musicalisation du phrasé peut s'inscrire aussi dans une véritable hybridation entre parlé et chanté. C'est le cas, par exemple, de certaines œuvres de Charlélie Couture qui développe une stylisation extrêmement singulière, comme dans Le Vieil Homme [7]. L'alternance des syllabes chantées, semi-chantées et parlées, l'instabilité intonative engendrée par l'emploi constant de glissandi, associés à une relative précision rythmique, illustrent la porosité des frontières entre les deux énonciations. L'analyse informatique autorise une compréhension fine des phénomènes vocaux extrêmement diversifiés, en particulier sur les allongements vocaliques en glissando ascendant et descendant.


Figure 26. Exemples d'allongements syllabiques avec glissando ascendant puis descendant, dans l'interprétation du Vieil Homme par Charlélie Couture [8].

Ces étonnantes emphases se doublent parfois curieusement d'un mélisme (par exemple sur le son [ E ] de « caisse »), totalement incongru dans le parlé, et source de musicalité. Elles se cumulent avec une utilisation réitérée de la voix rauque et du growl, de courts basculements en voix de tête très aiguë, et de trémolos, dans une diversification emphatique des effets interprétatifs.


Figure 27. Extrait regroupant divers effets interprétatifs dans l'interprétation du Vieil Homme par Charlélie Couture [9].

prise d'air voisée (cadre violet)
attaque en coup de glotte (calque vert)
tremolo (cadre bleu)
tenue vocalique avec glissando (calque rouge)

La rythmisation de la parole, la singularité de l'accentuation, les jeux intonatifs et timbraux, rendent bien compte de la démarche esthétique de Charlélie Couture, qui, par l'entre-deux et l'ambiguïté énonciative, explore les marginalités génériques.