Utilisation de l'outil informatique au service de l'analyse interprétative
La dialogique parlé/chanté
Un des premiers éléments de la contamination du chant par l'intonation parlée se trouve dans le traitement du recto tono. Dans l'exemple suivant de Vincent Delerm, Le monologue shakespearien, figure entre autres un long recto tono sur mi2, dans une chanson dont la mélodie stagnante utilise une tessiture médium proche de celle de la voix parlée.
Figure 19
Courbe intonative d'un extrait en recto tono sur mi2 issu du Monologue shakespearien, dans l'interprétation de Vincent Delerm [1], superposée au sonagramme et aux cinq lignes de la portée de clé de fa, et surmontée d'un extrait de la partition musicale.
La courbe intonative révèle un traitement très libre de ce recto tono, avec une intonation mouvante, comme celle de la parole, qui fluctue sur un large ambitus, du la1 au mi2, avec une absence de vibrato et de nombreux glissandi, créant une relative ambiguïté entre le chant et la parole conversationnelle, associée à un désinvestissement vocal parodique et désinvolte.
Dans un tout autre registre, Léo Ferré multiplie les usages du recto tono, avec une perspective plus lyrique, par exemple dans la mise en musique de son poème La Mémoire et la Mer ou du poème d'Aragon L'Affiche rouge.
Figure 20
Courbe intonative d'un extrait de la première strophe de La Mémoire et la Mer dans l'interprétation de Léo Ferré, superposée au sonagramme et aux cinq lignes de la portée de clé de fa, et surmontée d'un relevé mélodique simplifié. Par commodité, le relevé mélodique est écrit à la manière d'une psalmodie et fait abstraction de l'écriture rythmique, afin de mettre plus en évidence la structure mélodique et les passages en recto tono. Les barres verticales séparent les vers.
Associé à un mouvement de marche mélodique descendant par degrés conjoints, du mi2 au si1, un registre grave, qui implique une voix basse, de faible intensité et bruitée, avec un souffle audible, empiétant parfois dans le Fry, évoque la voix de l'intime. De nouveau, l'aspect fluctuant de la fréquence fondamentale ne respecte pas la platitude du recto tono, présente un vibrato expressif sur les notes les plus longues, de légers écarts de hauteurs et des glissements intonatifs garants d'un phrasé vivant et caractéristiques de la diction rhétorique du discours.
Dans L'Affiche rouge, l'usage du recto tono sur des portions de vers, à des hauteurs différentes pour chaque vers, évoluant de l'aigu au grave, introduit aussi une proximité avec les procédés de gradation rhétorique.
Figure 21
Courbe intonative des cinq derniers vers de la première strophe de L'Affiche rouge dans l'interprétation de Léo Ferré [2], superposée au sonagramme et aux cinq lignes de la portée de clé de fa, et surmontée d'un relevé mélodique simplifié. Comme dans la figure précédente, le relevé mélodique est écrit à la manière d'une psalmodie et fait abstraction de l'écriture rythmique, afin de mettre plus en évidence la structure mélodique et les passages en recto tono. Les barres verticales séparent les vers.
Les premiers vers évoquent une déclamation haute en registre de poitrine, avec une voix puissante et projetée, et les derniers vers une déclamation basse et dramatique. Tout comme l'orateur, Ferré use de toute l'étendue de sa voix de poitrine, suscitant le pathos successivement par l'exaltation de l'aigu et la solennité du grave. Les notes longues sont pourvues d'un fort tremolo qui alimente aussi la similitude avec une forme de déclamation expressive.
Si les micro-fluctuations intonatives et rythmiques de la voix parlée trouvent dans le recto tono un tremplin à leur expression, elles peuvent tout aussi bien inspirer l'écriture mélodique en dictant une ligne sobre, de faible ambitus, composée principalement d'intervalles conjoints. Dans la chanson de Vincent Delerm, Le Monologue Shakespearien, la majeure partie de la mélodie s'inscrit dans un intervalle de seconde majeure (ré2 – mi2), plus de la moitié (55 % des notes de la partition) sont des mi2, et nous atteignons 90 % avec les trois notes do2, ré2, mi2.
Certaines chansons de Georges Brassens illustrent aussi cette écriture mélodique inspirée de l'intonation de la parole ; dans Chanson pour l'Auvergnat, par exemple, malgré un ambitus total raisonnablement étendu, l'étude de la proportion des notes relevées prouve que la mélodie tourne autour de quelques notes centrales : l'essentiel s'inscrit dans un intervalle de tierce mineure, si1 – ré2, les trois notes si1, do#2, ré2, représentant 62 % des notes de la partition. Les notes les plus utilisées se trouvent donc proches du fondamental usuel de la parole.
L'étude de la courbe mélodique du premier quatrain (81 % d'intervalles conjoints, 16 % de tierces et 3 % de quartes), comparée à la courbe de fréquence fondamentale d'une voix neutre énonçant le texte (voix de synthèse TTS), montre de nombreuses similitudes intonatives.
Figure 22
En haut : courbe intonative issue de la partition musicale, sur le premier quatrain de Chanson pour l'auvergnat. En bas : courbe de fréquence fondamentale d'une voix masculine de synthèse Text To Speech énonçant, en voix parlée, le texte du premier quatrain.
L'écriture mélodique s'inspire donc largement des intonations naturelles de la voix. Seul le quatrième vers présente une différence significative, puisque l'accent parlé ne porte pas sur la même syllabe.
Ces mélodies peu développées laissent une large marge à la liberté de l'interprète et cohabitent, chez Georges Brassens, avec un foisonnement de variations rythmiques. Le parasitage du chanté n'est pas obligatoirement lié à l'aplatissement mélodique, il peut être aussi intronisé et étudié par l'intrusion de l'oralité familière (exemple : Renaud [3]), ou les surimpressions paralinguistiques et les mimiques vocales (exemples : implicite, ironie, parodie [4]… chez Juliette Gréco, Jacques Brel, Marie-Paule Belle, etc.).